Histoires de bonus (1) : Le mercato fantôme
Pour un peu, on en aurait les fesses qui font bravo, tiens. L’internationale des traders à futal Paul Smith qui menace, la main sur le cœur, de quitter la France pour des cieux financièrement plus cléments si on leur rabote leurs jolis bonus à six zéros ; des patrons de banques qui les défendent, trémolos dans la voix et larmichette au coin de l’oeil ; le tout soutenu par la plume revancharde de dispensables ronds de cuir de Valeurs Actuelles et d’éditorialistes à bretelles. Fichtre : l’attelage de quoi faire frissonner. Voire donner des sueurs froides aux gérontes de la Commission bancaire, censée contrôler l’application du « code de bonne pratique » des banques, adopté en février dernier, qui prévoyait notamment un encadrement des bonus.
Ainsi donc, il y aurait un mercato des traders, à l’image de celui du foot. Ainsi donc les banques anglo-saxonnes seraient à l’affût, avides de débaucher des meilleurs éléments des salles de marché de BNP Paribas ou Société Générale. Ainsi donc, les brillants esprits des « front offices » seraient prêts à quitter la France du jour au lendemain si l’Etat limite leurs bonus, ou, comme le gouvernement l’envisage, les étale sur plusieurs années et en limite les versements en cash. A défaut d’une fuite des cerveaux, on aurait donc une évasion de pompes Weston, une hémorragie de Rolex, un exode de complets Hugo Boss. Flippant, tout ça, flippant.
Rappelons donc quelques vérités. Les banques de financement et d’investissement (BFI) des établissements français ont généré près de 6 milliards d’euros de perte en 2008. Elles ont annoncé des coupes dans leurs effectifs d’environ 3500 postes, en majorité sur les métiers de marchés : plus de 700 chez Calyon (250 en France, 250 à l’étranger et 235 dans le courtage), 1000 pour la BFI de BNP Paribas, 1250 chez Natixis dont 850 sur la BFI. Au niveau mondial, on estime à plus de 500 000 le nombre de licenciements dans le secteur financier.
Les banques qui se battent pour embaucher du trader, c’est donc une mystification. Il n’y avait qu’à voir, il y a quelques mois, les golden boys français virés de la City qui débarquaient en Eurostar gare du Nord, s’inscrivaient à une agence d’intérim pour bosser une heure, et profitaient d’une faille du système d’assurance chômage français pour toucher leurs –énormes- allocs en France, faute de poste à leur mesure – et à leur salaire. En avril dernier, l’université Paris-Dauphine, annonçait même la fermeture jusqu’à nouvel ordre du fameux Master 203, intitulé "marchés financiers, marchés des matières premières et gestion des risques". Cause invoquée : « fortes restrictions de recrutement dans le secteur ».
Conclusion de cette pénible logorrhée : il n’y a pas plus de mercato des traders que de connexion neuronale dans le cerveau de Frédéric Lefebvre. Pas de mercato, car pas de transferts, à part pour des profils très spécifiques, quelques dizaines en France tout au plus. Des gros bonnets français de la City, beaucoup ont changé de métier, se sont exilés, voire carrément arrêté les frais. Le chiffon rouge agité par les patrons de banques est avant tout un moyen de justifier à posteriori le milliard d’euros de provision passé par BNP Paribas en pleine torpeur estivale pour les bonus de ses traders. Ou les 11,3 milliards mis de côté par la banque d’affaires américaine Goldman Sachs pour ses opérateurs de marché, soit 700 000 dollars par salarié, le double de 2008.
On peut même aller plus loin. Quand bien même ces fameux traders français prendraient la poudre d’escampette (pas leur préférée, mais bon, admettons), quels seraient les dégâts sur l’économie française ? Quinze points de PIB ? Des trains qui ne roulent plus ? Un pays en banqueroute ? Restons sérieux. L’affaire Kerviel a prouvé que même avec 5 milliards de pertes sur sa BFI, la Sogé pouvait afficher des résultats positifs grâce à son activité de banque de détail. Même aux Etats-Unis, les 32 milliards de dollars de bonus en 2008 dans les 9 banques pourtant aidées par l’Etat sont largement compensés par les 38,5 milliards glanés par ces mêmes banques sur les diverses commissions facturées au grand public (agios, frais de retrait, de retard etc). Sachant que 90% de ces commissions ont été payées par 10% de leurs clients les moins favorisés. La banque de détail, ou la bonne vieille assurance tout risque quand la finance explose.
Le seul vrai manque à gagner d’un départ des traders serait peut-être un impôt sur les sociétés plus faible payé par les banques à l’Etat, si les activités de BFI apportent du chiffre d’affaires supplémentaire. Ce qui, on l’a vu en 2008, n’est pas toujours le cas. Sinon ? Ah oui, il y a la fameuse « perte-d’influence-de-la-place-de-Paris ». Avec, en filigrane, le vieux rêve de faire de la capitale française le pendant continental de la City. Mais quelle influence, au juste ? Celle qui a fait qu’Euronext, la bourse de Paris, s’est fait absorber par le New York Stock Exchange sous prétexte d’une « fusion entre égaux » ? Celle qui conduit le même NYSE à rapatrier discrètement tout l’outil informatique à Londres ? La vraie chance de Paris est passée : c’était la fusion avec la bourse de Francfort, projet européen écarté pour se jeter dans les bras de New York avec le succès que l’on sait.
De quoi la France a-t-elle besoin ? De groupes industriels forts, de PME plus grosses et plus exportatrices, de sociétés leaders technologiques, de banques de détail qui les soutiennent avec des crédits. De traders ? Oui, mais qui échangent des actifs réels, en contact avec les besoins de financement de l’économie. Pas de nerds spéculant sur des produits dérivés dont ils ne sauraient dire à quoi ils correspondent, et dont l’essentiel de l’activité n’a aucun lien avec l’économie réelle. Si ceux-là ne sont pas contents, les Eurostars sont loin d'être pleins.